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Mai 68,
la révolution avec de Gaulle
par Robert Grossmann
Président-fondateur de l’Union
des Jeunes pour le Progrès
Le mythe fabriqué
Si l’on suivait
les commémorations et les feuilletonistes du trentenaire, en Mai 68, tous les
jeunes en France auraient été sur les barricades. On ne conserverait d’eux que
l’image de casseurs révoltés. Cohn-Bendit, seul, aurait droit de cité et
resterait la figure emblématique de la jeunesse de France. Le mythe, ainsi
fabriqué et consolidé, laisserait à la postérité une thèse uniforme : en
mai 1968, la jeunesse de France était violente et révolutionnaire ; elle
était par conséquent monolithiquement anti-gaulliste.
J’ai toujours
éprouvé un sentiment d’injustice, une sorte de tourment, face à cette manière
de traiter l’histoire, « notre » histoire.
On évacue de cette
période, par omission délibérée, un de ses aspects importants :
l’existence de jeunes gaullistes. Ils constituaient sans nul doute la majorité
silencieuse des moins de trente ans. Ils avaient aussi leur minorité agissante,
leur organisation militante, l’UJP, au sein de laquelle ils étaient nombreux.
Ils ont, eux aussi, joué leur rôle, en ce printemps décisif.
Soyons
clairs ; il n’y a pas eu, en Mai 68, un vieux chef d’Etat à bout de
souffle face à une jeunesse, pavés à la main, infiltrée par des mercenaires et
des voyous, tentant de le bouter hors du pouvoir.
Il ne serait pas
juste, il ne serait pas conforme à la vérité, que subsiste ce cliché commode et
manichéen de type révolutionnaires-réactionnaires que laisseraient à la
postérité les récits publiés jusqu’à ce jour. Ils sont non seulement partiels,
ils sont aussi superficiels.
Tentons de
compléter l’exercice de mémoire. Comment, à l’UJP, avons-nous ressenti et vécu
Mai 68 ?
La religion du palabre sans dogme
Un premier constat :
les années s’éloignent et on évoque Mai 68 avec bonhommie comme un mythe
accessoire de l’histoire du folklore français. Certains tentent de se dépêtrer
des besogneuses analyses sociologiques, d’autres romancent. Mai 68 fait aussi
partie des biographies orales et des CV verbaux des anciens gauchistes qui
aiment à parler des barricades comme de faits d’armes antiques. « J’étais
sur les barricades » signifie « J’étais à Verdun ». D’événement
central et un peu obsédant des années soixante, la péripétie est revenue à ses
justes proportions et, avec le recul du temps, l’image de Mai 68 s’est
métamorphosée. La passion s’est évanouie, la force de l’épopée aussi. Même
Cohn-Bendit, sur tous les écrans, en parle de manière avachie.
Trente ans après,
la vaste et commerciale tentative d’autopsie provoque une relative indifférence
quand elle ne lasse pas.
On peut tout dire
de Mai 568, l’exalter, le magnifier, l’enluminer, le renier, le regretter, le
déplorer. Curieusement, il faut forcer sa mémoire pour y récupérer quelques
fragments de bilan solide, crédible et positif. ON ne sait plus, d’ailleurs, à
quoi correspondait au juste Mai 68, ni quelle était sa véritable signification.
Un fait demeure
têtu, la France avait alors 400 000 chômeurs, sept à huit fois moins que
pendant les années Mitterrand, et Cohn-Bendit, interprétant Marcuse, amorçait
la révolution pour détruire la société de consommation.
S’agissait-il pour
les étudiants gauchistes d’une énorme farce née de la volonté de se désennuyer
et de voir les filles dans leurs chambres des cités-U ? Plus sérieusement,
y avait-il la volonté de conquérir un statut d’interlocuteurs respectés face au
mépris généralisé de l’administration ou des enseignants ? Il s’agissait
aussi d’un épiphénomène à dimension tragique. Mai 68 ce n’était pas que de
gigantesques palabres érigées en religion officielle, ce n’était pas que la
circulation de la parole libérée et des slogans poétiques sur les murs ;
ce n’était pas que les rêves d’âge d’or curieusement puisés dans le passé
stérile des différents marxismes. C’était le déchaînement de la violence, la
casse, le vandalisme, les voitures brûlées, les grenades, les arbres abattus,
les amphis dévastés, les pavés comme projectiles ordinaires, les charges de
CRS, la mort miraculeusement évitée. C’était, à côté des étudiants et de leurs
chimères, le fantôme des Katangais, mercenaires briseurs de République. Ce que,
malgré les rumeurs, nous ignorions alors totalement, c’était « l’argent
qui coulait de l’étranger, notamment chinois, destiné avant tout à faire pièce
aux mouvements soutenus par les Russes[1] ».
Lorsque, bien après, Georges Pompidou me raconta que les bentleys, chargées de
victuailles, allaient livrer les insurgés retranchés à la Sorbonne, je fus
saisi par l’incrédulité d’abord, puis par le doute définitif sur la pureté des
relations multiformes des étudiants en révolte. Qui pourrait prouver que
l’étranger n’a joué aucun rôle dans ces événements, qui pourrait affirmer qu’un
certain grand capital n’aurait pas souhaité le renversement du régime ?
Il y a donc les
rêves et les délires permanents. Il y avait sans soute des plans utopiques de
prise de pouvoir, mais il n’y avait aucun projet de société dans tout ce
chambardement. Mai 68 n’était porteur d’aucun projet.
Nous sommes, nous
aussi, à notre corps défendant, des ancien de Mai, topographiquement et
philosophiquement, en deçà des barricades ? Nous avons nos souvenirs et
ils sont plutôt désolés, car nous étions réfractaires et hostiles à toute
violence. Nous avons toujours pensé que là où elle s’exprimait, la barbarie
n’était pas loin et cette barbarie surgissait alors à contretemps avec sa haine
de tout ordre républicain. Souvenir désolé parce que, de manière
fondamentalement injuste, les révolutionnaires d’opérette aussi bien que les
voyous organisés pour le combat de rue s’en prenaient à de Gaulle. Les slogans
caricaturaux, cruels et injustes qui le visaient nous meurtrissaient.
Contrairement à leur légende, c’est bien eux qui généraient la violence. Elle
s’exprimait de manière physique dans la rue, mais leurs mots, leurs formules et
leurs slogans, eux aussi, blessaient comme des balles.
La première
question qui demeure est bien celle des origines de la farce. Avons-nous vu
venir les événements de mai tels qu’ils se sont déroulés ?
Les gardiens d’impasse
Nous pressentions
un malaise et son probable éclatement depuis des années. Nous ne cessions de
parler du mal-être de la jeunesse et de sa non-prise en considération. Nous
constations le mépris distant avec lequel étaient écartées toute idée nouvelle,
toute proposition de changement émises par des jeunes. Dans notre mouvement
politique, nous avions vécu l’évolution qui consistait à passer du dédain à la
savante manipulation des jeunes.
En un mot, nos
analyses et nos intuitions nous conduisaient à penser que notre génération, née
après la guerre, se voyait contrainte d’évoluer dans des schémas rigides,
occupés et gardés par des gérants d’avant 1940 et qu’elle était conduite
imperceptiblement vers des impasses dont l’utilité première consistait à
écarter tout dérangement. Ne pas déranger les gens sérieux en situation de
pouvoir, tel était le message qui nous était subtilement transmis au cours des
années 1959 à 1967.
Nous cherchions
quant à nous à militer pour défendre nos idées au sein du parti majoritaire par
la discussion, le dialogue, les interventions en congrès, bref, nous voulions
convaincre par le débat. Dans les ministères ou les administrations, que nous
sollicitions, nous avions trop longtemps été accueillis délicieusement, et
reconduits poliment. Nous recevoir constituait, au moment de nos succès, une
sorte d’obligation mondaine qui s’ébruitait et parvenait au plus haut niveau de
l’Etat, où elle était bien vue. Sans doute, n’étions-nous alors, aux yeux de
nos interlocuteurs du gouvernement, qu’un mouvement banal de jeunes
politiciens. Sans doute, notre réelle utilité ne devait-elle s’exprimer que
dans le maniement du pinceau et du seau de colle. Sans doute, n’imaginait-on
notre rôle intellectuel que de manière strictement unilatérale : relayer
vers les jeunes les idées des ministères plutôt que l’inverse, enregistrer les
préoccupations des jeunes.
Combien de fois
alors, la direction de l’UJP n’avait-elle pas affirmé, dans l’agacement
général, sa volonté de participer au débat et d’exercer des
responsabilités ?
Certes, l’air du
temps était au jeunisme, mais nous n’aurions jamais imaginé qu’en réaction, Mai
68 puisse prendre des allures de véritable insurrection. Nous n’avions pas
pressenti que la pression contenue puisse revêtir, en se libérant, cet aspect
sinistrement protéiforme. Nous sentions que les barrières sociales pouvaient rompre,
mais nous ne nous doutions pas que « la révolution » serait aussi
brutale, aussi imprévisible, aussi difficile à juguler. Chaque jour qui
passait, en mai, nous semblait devoir être le dernier maillon de la violence.
Chaque lendemain était un démenti et l’insurrection s’est inscrite dans la
durée.
Franchement, nous
n’avons pas vu surgir Mai 68 sous ces formes-là .Aussi peu que Sartre qui
l’avoua, que le directeur des RG qui le confessa ou que le ministre de
l’Intérieur qui le reconnut, aussi peu que le parti communiste, les syndicats
ou les responsables de l’UNEF eux-mêmes…
Personne ne peut
se vanter d’avoir prévu le phénomène le plus imprévisible de cette seconde
moitié du siècle. Un période de révolte et de troubles plus longue, plus
violente et plus intense que celle de la Commune, même si heureusement elle fut
moins sanguinaire.
Dès lors, tous ont
pris en marche ce train fou en excitant la mécanique, chacun avec ses moyens
propres, jusqu’à ce que l’emballement fut total, immaîtrisable.
L’ennui, fils de l’opulence
Nous avions vu
démarrer l’incident insolite de Nanterre. Ceux de nos militants, qui s’y
trouvaient, venaient régulièrement nous alarmer sur les mauvaises conditions
dans lesquelles vivaient les étudiants de ce campus de type concentrationnaire
moderne. Le mouvement du 22 mars ne nous étonnait donc pas, ni les
revendications globales. Le malaise de l’université, nous le connaissions.
Notre analyse des
débuts de cette grève et des événements, plus ou moins violents, qui
embrasaient Nanterre, rejoignait, en une sympathie gênée et non encore avouée,
celle des révoltés du campus. Dès lors, pas question pour nous de défendre une
université de type archaïque fondée sur le plus complet autoritarisme. Pas
question pour autant de recourir à des méthodes violentes pour faire avancer
nos thèses.
Alors que j’avais
été personnellement sollicité, je me préservais des contacts trop étroits avec
ceux qui fondaient leur position sur le seul maintien de l’ordre sans autre
forme de discussion. Nous avions compris que, dès les premiers désordres de
Nanterre, une rupture avec les systèmes et les mentalités anciennes
s’annonçaient. Le ministre, notre ministre, Alain Peyrefitte, se trouvait alors
bien seul, avec l’impérieuse obligation d’agir vite, quotidiennement vite.
Comment ? Le
maintien de l’ordre républicain ou le laisser faire ? La fermeture de la
Sorbonne ou son ouverture aux désordres ? le déploiement des CRS ou le
maintien des barricades ? Que pouvait être alors la bonne méthode ?
Toutes ces
évolutions mirent assez rapidement en lumière un vieux mécanisme classique
révisé – Mai 68 : « provocation – répression – solidarité ». Les
meneurs de tout poil, aux arrière-pensées les plus diverses, provoquèrent donc
l’Etat avec une extrême violence. Le gouvernement se trouvait dans l’obligation
de garantir l’ordre républicain, il réprimait les actions délictueuses. Séance
tenante, les casseurs se muèrent en victimes des CRS-SS et en appelèrent à la
solidarité du plus grand nombre. Là où chargeaient des CRS, des manifestants
nouveaux poussaient sur les trottoirs comme des champignons. Une charge de CRS
était spectaculaire, aveugle, violente, tout comme les agressions aux pavés
projetés sur la police. Ces affrontements auraient pu se conclure en bilans
dramatiques.
Je garde le
souvenir de l’article prémonitoire – a
posteriori – de Pierre Viansson-Ponté dans le Monde du 15 mars : La France s’ennuie. En l’écrivant, à
la suite de Lamartine un siècle plus tôt, je doute que Pierre Viansson-Ponté
ait imaginé les dépaveurs du boulevard Saint-Michel quelques semaines plus
tard ! Il cherchait à porter un nouveau coup à de Gaulle, dans la ligne
éditoriale du Monde à l’époque. Son
analyse était subtile, bien construite mais ravageuse pour le gouvernement. Il
voyait « une petite France (…) périr d’ennui ».
L’ennui ainsi
proclamé était-il fils de l’opulence des trente glorieuses, de trop de
stabilité politique pour un peuple habitué aux crises et demeuré gaulois dans
son subconscient ? Quelle aventure cherchaient ceux qui prêchaient contre
la France, si ce n’était de précipiter d’une manière ou d’une autre, le départ
de De Gaulle ? En tous cas, l’étincelle a jailli dans les facultés pour se
communiquer, telle une traînée de poudre, à des milieux intellectuels en quête
d’utilité.
L’homogénéité du
mouvement, si elle a jamais existé, ne put se lire qu’après son déroulement au
fil de l’escalade des manifestations et des violences, au fur et à mesure que
se mettaient en branle des corps sociaux différents. De Nanterre à la Sorbonne,
il y eut une certaine inhérence logique… Rien de tel avec le monde ouvrier,
dont les révolutionnaires recherchaient la sainte caution. Il y avait la CGT,
lente à la détente mais solide dans ses fondations. Entre elle et eux, ce fut
l’incompréhension. Dans la marche des étudiants sur la voie des usines, il n’y
eut rien d’autre que des malentendus historiques. La CGT et les syndicats,
feignant d’avoir organisé ces événements qui les dépassaient, virent s’ouvrir
des perspectives de majestueuses négociations sociales.
De Gaulle à la retraite…
Il y avait
aussi : « Il est interdit d’interdire », poétique et stupide mot
d’ordre qui ne pouvait en aucun cas faire un programme de gouvernement, ce qui
n’avait pas été compris au stade Charléty. Aurait-on jamais imaginé Mitterrand
accordant aux révoltés qu’il cherchait à capter « l’impossible »
qu’ils demandaient à travers leurs slogans ? Nous étions bien là au cœur
même de l’utopie. Charléty, Mitterrand, Mendès à contre-emploi, ce fut
l’épisode sordide de ce mois de mai. Les politiciens au rancard tentant trop
tôt de confisquer le mouvement, pressés de s’installer dans les palais de la
République.
Entre les
éruptions poétiques, les rêves aimables de plages sous les pavés et les actions
violentes des casseurs entraînés, il y eut un monde qui réussit pourtant
à se rejoindre. De même, se rejoignirent les revendications catégorielles et
les espoirs politiciens de prise de pouvoir. Le parti communiste, sans doute
pour la toute dernière fois de son existence en France, inspira la seule vraie
crainte. Lui seul semblait en mesure de prendre le pouvoir. Tous pensaient, y
compris à l’Elysée, que le maintien de la démocratie et de la République
dépendait de lui. Que déciderait Moscou ? Aujourd’hui, des leaders CGT
affirment que, contrairement à ceux de la Ligue communiste révolutionnaire et
de ses affiliés, il n’était alors question ni de subversion, ni de renverser le
régime. Leur seul mobile était l’amélioration des salaires et des conditions de
travail.
De notre côté,
nous ne réussissions pas à prendre les menaces de prise de pouvoir au sérieux
et, quelque fut la gravité des affrontements dans la rue, l’idée qu’il
s’agissait d’un monôme géant, extravagant et démesuré en ses violences,
continuait à demeurer dans nos esprits. Les CRS chargeaient avec brutalité, les
barricades inspiraient la guerre civile, les pavés volaient, les grenades
éclataient, mais il nous semblait impossible que cela débouche sur un
basculement du régime comme certains le redoutaient ou l’espéraient.
Il est vrai que
nous n’avions été qu’artificiellement réconfortés par l’allocution télévisée du
24 mai. Le sens des propos du Général était juste, la proposition de référendum
excellente, mais l’opportunité mal choisie. Les étudiants et tous les
barricadeurs parisiens s’en moquaient, le peuple, dans ses profondeurs, sans
doute aussi. Bref, la situation semblait échapper aux responsables de l’Etat,
elle filait, insaisissable.
Au cours de la
deuxième quinzaine de mai, il y eut de bien curieuses réactions chez certains
gaullistes. La peur primaire, la sensation de voir s’effondrer des situations
et des avantages, l’instinct d’une médiocre survie politique, réglèrent leur
compte à de fragiles convictions affichées jusque-là en façade. Alors qu’il
s’agissait plus que jamais de se montrer aux côtés de De Gaulle en militants
solides, le carriérisme ébranla plus d’un prébendier, qui lui devait pourtant
tout. Au groupe des députés UDR, une voix éminente s’était élevée pour réclamer
le départ de De Gaulle. Pour beaucoup de ceux-là, Pompidou seul semblait en
mesure de contenir la situation. De Gaulle ne comptait plus. La trahison
s’épartissait et circulait partout. Le coq chantait de plus belle ! Quant
à nous, toujours à contre-courant, notre confiance en nos engagements demeurait
inébranlable. Nous étions décidés, quoi qu’il arrive, à soutenir de Gaulle, à
plus forte raison contre ces manifestations de lâcheté.
Entre saccage et matraquage
Quelle a été notre
action concrète en ces jours interminables de trouble ?
Elle fut modeste,
humble, imperceptible pour tout dire. Notre public et nos sympathisants étaient
bien els plus classiques représentants de la majorité silencieuse. Nous,
minorité agissante, n’étions pas organisés en phalanges pour aller dans la rue
faire le coup de poing ; cela n’a jamais été notre objectif. D’autre part,
nous n’étions pas suffisamment nombreux pour envahir la place de la République
sous forme de sit in pacifique. Nos
délégations départementales et régionales nous rendaient compte, jour après
jour, heure par heure, des évolutions en province. Notre analyse quant à la
non-participation de l’immense majorité de la population se confirmait, elle ne
réglait pas notre impuissance.
Dès les premiers
débordements, au bureau national, nous eûmes recours au moyen d’expression
classique d’un mouvement politique en démocratie, la pétition. Nous étions à
côté de la plaque. Quel effet pouvait bien avoir une pétition alors que
l’escalade des affrontements ne faisait que commencer. Notre appel contre la
violence recueillit quand même plus de 7 000 signatures en trois jours,
mais allez donc agiter un classeur de pétition sous le nez d’un enragé qui veut
en découdre !
Le 7 mai, au cours
d’une réunion à Meudon, je pris position au nom de l’UJP. Je commençais par
constater qu’aucune explication simpliste ne pouvait s’appliquer aux violences
du Quartier latin. Je reprenais ensuite nos analyses sur le mal de la jeunesse,
sur l’inadaptation de l’université pour laquelle je réclamais une réforme
réelle. Je m’interrogeais enfin sur le rôle des professeurs dont
« certains avaient un enseignement paternaliste, d’autres des
arrière-pensées politiques, d’autres encore qui semaient l’anarchie ». Je
songeais aux Lefebvre et autres gourous de la révolution situationniste ;
ce furent des professeurs de droite qui, se sentant visés et que la situation
contraignait souvent à trop de discrétion, me mirent en cause ! Je
demandais, en conclusion, la réouverture de la Sorbonne et des facultés fermées
en souhaitant un effort de compréhension de la part des adultes.
Le 10 mai, notre
bureau national prit à nouveau position : « Le maintien des forces de
l’ordre au Quartier latin et la fermeture de la Sorbonne entretiennent
l’agitation parmi les étudiants et facilitent les manœuvres des extrémistes (…)
L’UJP considère que c’est au gouvernement d’offrir aux étudiants la possibilité
d’un dialogue constructif et demande instamment la réouverture de la
Sorbonne ». Cohn-Bendit et les siens, tout en le réclamant dans leurs
discours, ne voulaient en aucun cas du dialogue. S’il avait eu lieu, ils
étaient bien décidés à ne pas prendre en compte les positions de leurs
interlocuteurs et à ne s’écouter qu’eux-mêmes.
Nous ne
connaissions pas ce raisonnement ou plutôt, nous le comprenions trop bien. Il
n’était pas celui de la totalité des manifestants avec qui nous partagions une
petite plage de solidarité, mais nous ressentions surtout la nécessité de faire
cesser le désordre. Solidarité… maintien de l’ordre, il nous arrivait de nous
interroger, mais nous assistions, affligés, à l’escalade dantesque.
Je logeais au
Quartier latin et j’ai vu se dérouler des charges de CRS. A deux reprises au
moins, j’ai évité de justesse le matraquage. Comment ne pas comprendre le
réflexe de solidarité qui liait les étudiants, témoins ou victimes de ces charges ?
J’ai contemplé les dépaveurs qui qui bombardaient, des heures entières, les CRS
immobiles sur ordre. J’ai vu le spectacle impressionnant des voitures en feu,
des arbres abattus. Entre saccage et matraquage, nous éprouvions un malaise de
plus en plus vif.
Nous allions à
Matignon pour expliquer la nécessité de faire preuve de compréhension, nous
nous rendions à l’Elysée pour plaider la souplesse. Dès le 8 mai, au cours d’un
dîner avec Jacques Foccart au restaurant Le
Solférino, nous fîmes part
de notre inquiétude et de nos malaises en demandant à être reçus, en bureau
national, par le général de Gaulle.
Pendant ce temps,
une dizaine de nos amis se relayaient à la Sorbonne occupée pour prendre, eux
aussi, le micro et faire entendre la voix des étudiants gaullistes. Leur
courage leur valut de n’être que copieusement hués. Quelques rares moments de
grâce leur accordèrent une courte écoute. Moi-même, me faufilant parmi les
occupants, je déambulais dans cette Sorbonne hallucinante. Dans l’une des cours
intérieures, une lunette astronomique et son rêveur invitaient à contempler le
cosmos, à rechercher les astres évanouis et le monde meilleur.
La révolution naufragée
A partir du 20
mai, les occupations d’usines se généralisèrent. La France était immobile,
figée en une étrange dolence, sous le plus poétique soleil de printemps. Le
pays ne fonctionnait plus, ni l’électricité, ni le métro, ni les trains. Appelé
par mes amis d’Alsace, il me fallait retourner pour deux jours à Strasbourg et
je n’ai pu trouver d’essence que grâce à des ressources miraculeuses.
Là-bas, la
situation n’avait rien de comparable avec le chaudron parisien. L’Alsace était
globalement calme avec quelques usines occupées et l’université en état
d’agitation. C’est bien le moins pour le berceau des situationnistes soutenus
par le zèle des communistes révolutionnaires. A part une barricade étonnante à
Strasbourg, un incident hautement symbolique marqua les esprits. Dans la nuit
du 20 au 21 mai, le monument aux morts très particulier de la capitale alsacienne
fut barbouillé de rouge et en grosses lettres apparaissait le mot Révolution.
Cela provoqua une mobilisation générale. Tous les anciens combattants, les
associations patriotiques et, relative surprise, un grand nombre d’étudiants,
vinrent se recueillir devant la sculpture d’une mère-patrie bien singulière,
soutenant ses deux fils morts l’un regardant vers l’Allemagne, l’autre vers la
France, le drame de l’Alsace inscrit dans la pierre blanche. On ne plaisante
pas avec la tragédie, on ne profane pas en Alsace. L’impopularité de la cause
des casseurs de l’université fut générale, et cet incident, avant d’autres,
marqua un tournant dans les esprits. D’une manière ou d’une autre, la
révolution de mai allait mourir.
A Aix-Marseille,
Patrick Ollier et ses amis tentaient de lutter pour reprendre la fac de droit
et leurs actions rencontraient quelque succès ; en Normandie, Yves Deniaud
maintenait ses réseaux ; à Lyon, Grenoble, Toulouse, Bordeaux, Nantes,
Lille, partout en France, L’UJP manifestait sa présence active et
pacifique mais était prête à défendre les institutions locales. Partout, nos
responsables virent se joindre à eux des jeunes de plus en plus nombreux,
écœurés par la dégradation de la situation dans les universités, révolté de
l’image qui se dégageait ainsi de la jeunesse de France. Ils faisaient partie
de ceux qui voulaient étudier, travailler, agir positivement. Ils constituaient
évidemment la grande majorité, paralysée par la violence et la brutalité dans
son désir d’expression. Ils souhaitaient pourtant agir et ils étaient décidés à
le faire. Au fil des jours, ils le manifestaient de plus en plus fortement en
se regroupant autour de ces pôles solides que représentaient les délégations de
l’UJP dans les villes universitaires et dans les départements en général.
C’est avec la
conviction que la révolte allait sombrer que je m’en retournais à Paris,
lorsque, sur la route, au-dessus de moi, trois hélicoptères me survolèrent en
sens inverse, vers l’Alsace. Ma radio m’apprenait le départ brutal du général
de Gaulle, puis sa mystérieuse disparition. C’était hallucinant.
Pendant quelques
heures, nous vivions une séquence de surréalisme tragique. Toutes les
hypothèses nourrissaient nos fantasmes.
Au siège de l’UJP,
81, rue de Lille, les bureaux de nos voisins du rez-de-chaussée, l’équipe de La Nation, avaient été plastiqués ; le 5, rue de
Solférino, tout à côté, avait subi un commencement d’incendie. Après mes
impressions strasbourgeoises, ces attentats me semblaient donner le signal de
l’exaspération généralisée et le réveil des silencieux. Toutes les bornes
avaient été dépassées depuis longtemps, mais cette fois-ci, l’air du temps
apportait des rumeurs nouvelles. Imperceptiblement, les esprits avaient
évolués, la casse devait cesser, l’insurrection avait suffisamment duré, la
remise en ordre de la machine France s’imposait.
Les négociations
de Grenelle furent extravagantes. En leur forme marathonienne d’abord,
trente-neuf heures, par l’absence du ministre de l’Economie et des Finances
ensuite, par leur résultat excessif enfin. Georges Pompidou lâchait les vannes
dans le but d’apaiser les mouvements syndicaux. Séguy, triomphant, s’en
retournait chez les siens, avec en poche une augmentation historique de 35% du
SMIG. Billancourt le hua ! La révolution continuait ! Mais il y eut
Charléty et l’auto-proclamation de Mitterrand à la présidence de la République…
Mai était le mois
de l’irrationnel. Comment analyser ces évolutions de manière logique, comment
expliquer que les choses, soudain, se mettaient à basculer ? Tout comme
l’amorce des émeutes, personne ne pouvait imaginer ce que serait le 30 mai.
Autour de nous, certes, le ras-le-bol était général et, pour la première fois,
il constituait une sorte de mobile fédérateur. Nous sentions que le sursaut était
en train de s’opérer, que la volonté de se ressaisir allait l’emporter. Comment
et dans quelles conditions ? La réapparition spectaculaire du général de
Gaulle cristallisa les énergies ;
Sus aux jeunes ou la revanche des vieux
Il y eut le 30
mai ! La paternité de cet incroyable succès historique est aujourd’hui
plurielle ; les triomphes ont toujours beaucoup d’auteurs. C’est
Pierre-Charles Krieg qui nous annonça le premier sa volonté de réagir. Député
de Paris, il avait la conviction que les électeurs de la capitale ne
pardonneraient pas à leurs élus de rester l’arme au pied. Après trois semaines
d’une bien étrange passivité, le peuple ne supportait plus les désordres et les
troubles. Donc, le 27 mai, Krieg était allé mobiliser l’équipe de La Nation dans ses bureaux. Il vint aussi voir l’UJP au premier
étage. A la fois excédé et décidé, il nous annonça : « C’en est plus
qu’assez, il faut agir. Comme personne dans cette UDR ne veut prendre la
moindre initiative, j’ai décidé de forcer la main à tout le monde. Nous allons
lancer une grande manifestation. J’ai pris sur moi de commander les tracts. Ils
sont chez l’imprimeur. Je vous demande de me soutenir ».
Le 28 au soir, une
réunion d’état-major eut lieu au 123, rue de Lille, au siège de l’UDR, pour
évoquer les problèmes d’organisation en présence de la plupart des membres du
bureau exécutif. En bout de table, avec deux de mes amis, j’observais, sans
réussir à m’en imprégner, le climat lugubre qui émanait de la salle, des débats
et des mines des dignitaires. Le principe de la manifestation fut accepté, bon
gré mal gré, et un projet de tract commun circulait autour de la table. Je le
lus attentivement, il me consterna. Son sens général était à peu près le
suivant : « Anciens combattants, patriotes, mères de famille, (retraités ?),
venez manifester votre colère et votre soutien à de Gaulle… ».
Autour de la
table, il n’y avait plus que des conversations particulières et de longs a parte ; personne n’écoutait réellement personne. Sous
la volonté officielle d’organiser la riposte, le défaitisme ne réussissait pas
à se dissimuler pleinement. Je demandais la parole dans le brouhaha et tentais
de convaincre qu’un tel texte donnerait des gaullistes une image détestable,
rétrograde et, pour tout dire, réactionnaire. Il dressait sans nuance les vieux
contre les jeunes et signifiait la chasse aux sorcières, sus aux jeunes en
quelque sorte. « Mai est une affaire de jeunes, dis-je dans l’indifférence
et la lassitude générales. Notre appel ne doit pas oublier les jeunes, dont l’immense
majorité est hostile aux violences. Nous devons nous adresser à eux clairement.
Ils viendront à coup sûr manifester eux aussi et s’ils ont été silencieux
jusqu’à présent, ils n’ont pas été les seuls ! ». Ce que je venais de
dire n’intéressait personne, on ne m’avait pas écouté. Je décidais de quitter
la table avec mes amis pour ne pas cautionner cet appel à la condamnation des
jeunes. Notre départ provoqua soudain un silence et une écoute qui ne nous
avait pas été accordée jusque-là. Jean Valleix nous rattrapa dans les couloirs.
De retour en réunion, notre point de vue fut adopté. Il y aurait un second
tract à notre initiative ; quant au premier, il intégrerait un appel aux
jeunes.
Nous ignorions
alors que Jacques Foccart avait pris, de son côté, l’initiative d’une
manifestation qu’il décida, après concertation, de joindre à la nôtre. Au 5,
rue de Solférino, les Comités de Défense de la République étaient déterminés et
Pierre Lefranc coordonnait quelques réunions auxquelles nous participions. Les
points de vue qui s’y développaient étaient fondés sur une conception plus
musclée des choses. On était prêt au combat s’il fallait en venir là. En
attendant, la mobilisation pour la manifestation, initiée par Foccart et
relayée par Lefranc, était totale et exemplaire.
Chacun maintenant
concentrait ses efforts sur l’action fixée au 30 mai à 17h. Tous les
responsables gaullistes s’étaient constitués en ordre de bataille, ceux de
l’UDR autour de Robert Poujade, Michel Habib-Deloncle et l’équipe de la Nation,
Philippe Dechartre et la gauche Ve République, l’Association pour la Ve
République, les parlementaires, les CDR de Lefranc.
Les jeunes avec « Big Charlie »
L’appel de l’UJP
avait été entendu. Le rendez-vous que nous avions fixé à la hâte à 14 h. en nos
bureaux fut un succès. Des jeunes de tous les coins de Paris et de banlieue
affluèrent en si grand nombre que, vers 15h. , il nous fallut nous réunir dans
la rue. En toute hâte, nous barbouillions, agenouillés par terre, des croix de
Lorraine au feutre sur les drapeaux que nous nous étions procurés. De la même
manière artisanale, nous peignions des calicots à la bombe : « De
Gaulle n’est pas seul ! – La Révolution avec de Gaulle ! – Unité,
jeunesse, progrès ! – Les jeunes avec de Gaulle ! ».
Au moment même de
nos exercices manuels, à 16h. 30, les transistors retransmettaient l’appel du
Général. Silence religieux, profonde émotion, exultation après la phrase
finale. Il s’agissait d’une prodigieuse manœuvre stratégique. Du grand de
Gaulle ! Il avait choisi la radio, comme à Londres, mais conscient cette
fois de l’exceptionnel effet d’amplification et de démultiplication que
provoquaient l’armée de transistors omniprésents et partout en éveil. Le refus
de l’écran, cette absence et cet effet d’abstraction, au sens presque artistique,
eurent un impact extraordinaire, suscitant une mobilisation gigantesque sur
fond d’épopée fabuleuse.
Nous ne nous en
étions pas encore rendu compte, lorsqu’en militants décidés, nous remontions la
rue de Lille vers le boulevard Saint-Germain. Au 5, rue de Solférino, Lefranc,
prudent, avait esquissé l’hypothèse d’un échec et se demandait si on allait
pouvoir réunir suffisamment de monde pour faire tout de même le tour de
l’Obélisque[2].
Nos rangs
grossissaient. En montant sur le pont de la Concorde, nous étions plusieurs
centaines. A l’entrée de la Concorde, nous étions plusieurs milliers et, à
notre surprise, des banderoles, des calicots avec le sigle UJP fleurissaient là
par dizaines autour de l’Obélisque. Ils indiquaient leur origine :
Val-de-Marne, Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis, bref, ils étaient au
rendez-vous. Je me souviens de celle, en véritable bande dessinée, qui nous fit
si chaud au cœur : « Les jeunes avec Big Charlie ! ».
A gauche, sur les
Champs-Elysées, nous ne réussissions pas à croire qu’il ne s’agissait pas d’un
mirage. Il y avait là une immense marée fluante, grouillante, joyeuse. De loin,
dans la chaleur de cette fin d’après-midi, une sorte de halo surnaturel
semblait flotter au-dessus de la foule. Nous étions tout à notre bonheur mais
les préoccupations tactiques s’imposaient. Muni d’un mégaphone, ainsi que
Jean-Paul Fasseau et d’autres membres du bureau, nous nous lancions dans des
essais de voix, des essais de slogans, des tentatives de chansons
mobilisatrices. Il nous fallait aussi rassembler et regrouper les milliers
d’UJP dispersés partout. Ce souci de faire masse, d’être homogènes et cohérents
fit passer au second plan celui d’être vu, d’être en évidence et de rechercher
les premiers rangs. Les récits photographiques du 30 mai ne montreront aucune
de nos banderoles, aucun de nos calicots. Nous nous sommes néanmoins reconnus dans
l’effigie emblématique de cette belle et souriante étudiante qui défilait
avec nous, juchée sur les épaules de son copain, en brandissant le drapeau
tricolore, comme une Marseillaise de Rude, apaisée,
transfigurée de bonheur.
Au milieu du
cortège, nous exultions et nous nous sentions réconciliés.
Bernard Debré
défilait à mes côtés et me suggéra, près de l’Elysée, de faire scander
« Général, nous voilà », ce que je réussis à éviter de justesse et
nous continuions à entonner à plein poumons « De Gaulle n’est pas seul –
Le jeunes avec de Gaulle – De Gaulle à l’UJP – La révolution avec de
Gaulle », le dernier provoquait des sourires étonnés. Les anciens
combattants et ceux qui ne l’étaient pas ne comprenaient pas.
Bien sûr, nous
brûlions d’envie d’aller vers l’Elysée manifester notre affection à de Gaulle.
J’en avais émis le souhait en consultant à la cantonade. Un motard de l’AFP
saisit l’idée au vol. Il démarra en trombe et diffusa l’information. Les
services de police, malgré toute notre insistance, nous prièrent de ne pas
ouvrir de brèche, si sympathique soit-elle, vers l’avenue Marigny. Les ordres
étaient formels, pas de manifestants devant l’Elysée. Déçus, nous avons fait
preuve de discipline et, au moment de poursuivre vers l’Arc de triomphe, le
motard nous rattrapa pour nous « engueuler » copieusement de n’avoir
pas manifesté conformément à la dépêche qu’il avait déjà diffusée.
Chaque slogan
entonné roulait sur la foule pour se confondre en de formidables résonnances.
Chaque pas de danse, repris par les innombrables rangées de jeunes derrière,
expulsait de nos cœurs la rancœur et la tristesse de ce mois sinistre qui
s’achevait avec éclat dans la plus irrépressible jubilation.
A l’Arc de
triomphe, Jacques Foccart m’attendait ; il m’embrassa et s’exclama,
sincèrement ému : « Mon Dieu, que de jeunes ». – « Dites-le
au Général », lui répondis-je.
Sur sa chaise au milieu du boulevard
Le cortège n’en
finissait pas de se disperser, la foule de piétons libérait peu à peu la
chaussée, et ce fut au tour des voitures, toutes vitres baissées, drapeaux
flottants au vent, de manifester en klaxonnant de manière triomphale.
Nous nous sommes
assis à une terrasse du boulevard Saint-Germain près de la rue de Lille pour
savourer les délices de ce moment de printemps intemporel, conscients de vivre
une parcelle d’histoire et d’épopée. La houle des Champs-Elysées s’incrustant
dans nos mémoires, immuable et indéfiniment puissante, emportait avec elle
quelque chose d’irréel. La France se retrouvait avec un air joyeux de Libération
et la brise de cette fin d’après-midi venait balayer les derniers souvenirs
lacrymogènes.
Avec Bernard Debré
et quelques amis du bureau national, nous déambulions, euphoriques, le long du
boulevard Saint-Germain. Vers l’église, à la hauteur de Lipp, en plein milieu
de la chaussée, un attroupement nous intrigua. Cela ressemblait à un de ces
innombrables groupes de palabre sorbonnard, anachronique ce soir-là. Les
occupations d’espace pour cause de réfection du monde n’étaient plus à l’ordre
du jour et, nous rapprochant, nous pensions qu’il pouvait s’agir d’un
groupement de badauds autour d’un accidenté de la circulation.
La surprise fut
une récompense. Au milieu du boulevard, une chaise. Sur la chaise, insolite, un
homme assis, entouré d’une foule gesticulant et vociférant en crescendo, au point de conduire l’assis du boulevard à
détaler : François Mitterrand. Il traversa le boulevard en courant pour
trouver refuge derrière la porte cochère où son panache de poursuivants
l’abandonna. Cette dernière drôlerie, qui ponctuait ainsi toutes les turpitudes
de cet insaisissable et cruel printemps, nous semblait comme un clin d’œil
complice. Mais que diable, Mitterrand, président putatif de la République le 28
mai, faisait-il là ? Ce fut pour nous un mystère et une cocasserie que de
le voir assis sur une chaise au milieu du boulevard. Oserions-nous imaginer
que, toujours à ses rêves conquérants, il ait songé à soulever la rive gauche
alors que la rive droite, les Champs-Elysées, conduisait le peuple de Paris
vers la République retrouvée ? Ce stratège impatient n’avait pas compris
que la fête était finie.
Un sillon dans l’océan
Mai 68, infertile
sillon ouvert sur l’océan que la mer est venue recouvrir.
Qu’en reste-t-il
donc ?
Ne cherchons pas à
ravaler les effets d’un phénomène auquel nous n’avons pas adhéré. Que
reste-t-il de Mai 68 ? Le séisme a-t-il bouleversé la société au point de
la transformer ?
Allons au plus
clair. Les négociations de Grenelle augmentèrent le SMIG de 35% ce qui, à tout
le moins, ne désespéra pas Billancourt et réjouit, dès qu’il eut le temps d’en
être conscient, le peuple trop nombreux des petits salariés. Mais cela
conduisit inéluctablement à la dévaluation du franc, en août 1969, alors que le
Général, jetant tout son poids dans la balance, avait tenté de ne pas entériner
de cette manière le solde économique de Mai. Il y eut par conséquent un acquis
social immédiat. A plus long terme, il s’est dilué dans les sables.
Du côté des
soixante-huitards de toute obédience, les acquis de Mai sont évidents : un
souvenir de quête du bonheur. Mai 68 c’était leur bonheur ! Tout était
permis aux barricadeurs qui se sont arrogés le pouvoir illusoire et éphémère du
dépassement de l’interdit. Un rêve et une poésie toute particulière : sur
le coup la violence brutale et incontrôlée des affrontements avec leurs risques
inouïs ; longtemps après la poésie des petites fleurs et des rêves de
douceur. Les pavés, les matraques, transmués en jardin d’Eden aux fruits
enivrants, voilà bien les mystères de l’alchimie gauchiste.
De notre côté, à
l’UJP, le mot qui pourrait le mieux qualifier ce printemps de rage et de
fureur, est celui de honte. Nous avions honte de voir une fraction de notre
génération se livrer à ces déchaînement destructeurs, se transformer en
casseurs, incarner la chienlit.
La honte était
d’autant plus vive que le soulèvement finit par se concentrer contre de
Gaulle : « dix ans ça suffit » nous blessait d’autant plus que
nous, nous en redemandions, de manière totalement irréaliste. Encore dix ou
vingt ans ne nous aurait pas gênés. Les autres slogans et leurs affiches
caricaturales nous semblaient d’une injustice totale à l’égard de celui qui
libéra la France et qui fut toujours le plus authentique, et sans doute, le
seul révolutionnaire de ce siècle. Juin 40, la nouvelle Constitution de 58, la
décolonisation, la paix en Algérie, le droit de vote aux femmes, furent autant
de révolutions authentiques à côté desquelles les barricades de 68 étaient bien
dérisoires.
Mai nous avait
peut-être moins dérangés dans l’absolu que la signification qu’on lui assignait
contre le Général. Il y avait des vertus dans le fait de briser des idoles,
celles surtout qui incarnaient les fausses autorités. Secrètement, il existait
bel et bien une inavouable solidarité. Combien d’entre nous, parmi les plus
romantiques, avaient alors formulé le rêve de voir de Gaulle jouer au
grand timonier, mettre le pays en mouvement et prendre en main une révolution
culturelle à la française. Cette utopie, dans l’air du temps, permettait les
plus belles envolées de délire lyrique. Mais de Gaulle, c’était aussi, et ce
fut toujours, la prise en compte des réalités. La France de 68 n’était pas
Chine de Mao, les méthodes totalitaires nous révulsaient et personne alors ne
savait précisément la nature et l’ampleur des génocides et des crimes contre
l’humanité que commettait le communisme chinois.
La honte, nous
l’éprouvions aussi pour ceux d’en face. Il n’y avait, tout compte fait, guère
de fierté chez ces révolutionnaires enragés de 68. La plupart d’entre eux ont
bien vite infléchi leur trajectoire dans la direction bourgeoisie-caviar
qu’autorisa le socialisme à la Mitterrand. Lambris dorés des palais de la
République qu’ils voulaient, à l’époque, prendre d’assaut, voitures avec
chauffeurs et flics de protection, petits cousins des CRS-SS, sont le lot
quotidien des plus opportunistes. Le capitalisme et ses charmes discrets en ont
saisi plus d’un. Même Cohn-Bendit s’enivre des ors des palais. Sa fidélité
réside dans son uniforme, tee-shirt blanc sous son col de chemise béant, mais
il ne réussit pas à s’évacuer de la course aux honneurs des élections-piège à
cons.
Si, pour certains,
Mai 68 a produit du rêve et de l’espoir, ce fut a
posteriori, dans leur
imaginaire en permanence anobli par les couches successives de ripolinage des
souvenirs.
Caprice de nantis
On tente de
rechercher les effets réels et concrets de Mai 68 et l’on évoque alors
gravement l’émancipation de la femme. Admettons que, globalement, la société
fut un peu décoincée par tant de tremblements. La libération sexuelle, ou
plutôt l’invasion de tous les espaces par le sexe, peut être attribuée à la
révolution. Comment, pour autant, en déduire que, sans ces événements, le
gaulliste Lucien Neuwirth n’aurait jamais déposé sa proposition de loi en
faveur de la pilule ?
Il faut évoquer
naturellement la transformation de l’université. Elle fut entreprise par Edgar
Faure à la suite des doléances de 68 et constitua un progrès réel. L’autonomie
peut être considérée comme un acquis de 68. Mais le rêve, mille fois revendiqué,
de détruire l’équation enseignants-enseignés s’est évanoui, comme d’ailleurs,
celui de faire exploser tous les rapports hiérarchiques.
Enfin, au moment
même où Cohn-Bendit et les siens lançaient leurs diatribes contre le chômage et
la misère morale des étudiants, le chiffre des chômeurs était de 400 000.
Vingt ans après, il y a 3 millions de chômeurs officiels, près de huit fois
plus. La révolution n’aura donc pas pérennisé ses effets sociaux.
On aurait tort
d’oublier que Mai 68 était au fond une révolution de luxe, un gigantesque
caprice de nantis contre leur société de consommation. Dans son sillage, les
théoriciens économistes du club de Rome, dans la plus pure tradition baba-cool, dénonçaient l’expansion et appelaient de leurs vœux
une croissance 0. Trente ans après, quelle dérision !
L’éruption de Mai
était sans doute inscrite dans les astres, l’explosion des pulsions qui la
sous-tendaient, nécessaire. La rupture devait avoir lieu et il fallait bien
asséner à la société des vieux l’obligation de prendre en compte les
aspirations rejetées en permanence des nouvelles générations. Ce sont les
formes que nous déplorons, c’est le fait que de Gaulle l’ait prise en pleine
face qui nous fait mal.
Notre conviction
est claire. Ce n’était pas du plus haut niveau de l’Etat que provenaient les
erreurs distillées imperceptiblement et presque insidieusement au fil de ces
longues années à l’endroit des générations d’après-guerre. Les archaïsmes
étaient tapis au sein des structures intermédiaires. La strate des exécutants
bloquait la société et formait l’armature rouillée d’une France qui se
régénérait à leur insu ou à leur corps défendant. La rigidité, le manque de
souplesse et l’adaptation aux évolutions de l’époque avaient paralysé les liens
sociaux. La forteresse syndicale du ministère de l’Education nationale est la
plus éloquente illustration du fait qu’aucun ministre n’a jamais réussi à
l’adapter à l’évolution de la République.
Pas de martyrs pour les casseurs
En Mai 68 à l’UJP,
nous avons vécu notre gaullisme à nous, nous l’avons construit sur notre mode,
à nos rythmes, avec l’éthique de notre génération. Il n’était pas conforme à
celui des anciens, ni ceux de l’UDR, ni ceux regroupés temporairement dans les
CDR. Nous étions partisans d’un humanisme en action au détriment de la machine,
fut-elle celle de l’Etat. Ah certes ! il fallait enrayer et contenir sur
le champ les exactions et les actes de guerre de rue menés par les enragés. La
formule de De Gaulle : « La réforme oui, la chienlit non » nous
convenait parfaitement. Mais jusqu’à quel degré fallait-il pousser la
répression ? L’erreur stratégique vient du fait qu’au cours des premiers
jours, l’Etat fut incapable de mettre un terme aux escalades. A qui la
faute ? au préfet de police, au ministre de l’Intérieur, au Premier
ministre absent, au président de la République mal informé, puis au retour de
Pompidou d’Afghanistan et au départ de De Gaulle en Roumanie ? Peu
importe.
Notre malaise
vient des témoignages décrivant certains conseillers du Général, cyniques,
exigeant le recours aux armes, contre l’avis du ministre de l’Intérieur, contre
la position du Premier ministre lui-même. « L’Etat ne recule pas, l’Etat
ne cède pas » était une théorie qui allait justifier les réactions
extrêmes, et ce au moment même, début mai, où nous plaidions pour la
compréhension et la réouverture de la Sorbonne.
Quelques dizaines
de morts sur les premières barricades auraient-elles stoppé net le mécanisme
insurrectionnel ? La solidarité ne se serait-elle pas faite plus violente
en entraînant un processus de dégradation irrémédiable, y compris de l’image
historique du Général ? Certains, comme Lefranc, prétendent que non, la
fermeté la plus intransigeante aurait été salvatrice. Ce ne fut pas notre avis.
La princesse des contes, la madone aux fresques des murs ne fait pas donner la
mitraille contres ses enfants saisis de folie.
Imaginons que les
gauchistes aient eu leurs martyrs, morts sur les barricades sous les balles des
CRS ou de l’armée, Mai 68 entrait alors dans l’Histoire, les casseurs étaient
immortalisés, transfigurés en héros, de Gaulle passait pour un dictateur
liberticide.
De coup Mai 68
entrait réellement dans l’Histoire, alors que là, il n’est inscrit que dans les
annales accessoires du folklore national.
La manif de l’UJP, 4 juin
Le 31 mai, dans le
feu de l’action, j’organisais une réunion de notre bureau national pour un bref
bilan. Pour nous « ce n’était qu’un début… », nous aussi, nous
allions continuer notre combat. Nous décidions tous ensemble de lancer une
nouvelle manifestation pour le 4 juin, réservée uniquement aux jeunes,
organisée par l’UJP seule. Nous prenions des risques. Quatre jours après le
triomphe du 30 mai, nous ne pouvions que faire moins bien, mais nous en
restions à notre idée, la révolte avait été une affaire de jeunes, elle pouvait
se conclure en juin par une manifestation de jeunes. Combien de caciques
attendaient l’échec de notre initiative et ils ne se trouvaient pas qu’à
gauche.
Le 4 juin, il
s’est mis à pleuvoir, des jeunes d’extrême-droite se sont infiltrés dans notre
rassemblement, il y eut des provocateurs pour nous lancer à l’assaut de la
Sorbonne. Nous avons surmonté tous ces obstacles et vers 15 h., quelque
40 000 jeunes défilèrent avec nous du Trocadéro au Champ-de-Mars. Loin
d’être un échec, ce rassemblement permit à l’UJP de reprendre la main. Dans la
foulée, nous lancions dans tout Paris nos célèbres affiches dans le style
psychédélique de l’époque : « Les jeunes assument la révolution avec
de Gaulle ». L’idée nous était venue de nos amis d’Aix-Marseille qui
étaient toujours en avance d’imagination. Avec Patrick Ollier, leur action sur
le terrain des facs avait été rude, musclée, chaleureusement marseillaise en un
mot. Combien de rêves de paradis perdu à retrouver d’urgence n’avons-nous pas
développés ensemble ?
Elections-pièges à cons ?
Le mois de mai
nous avait été confisqué par les gauchistes, juin ne pouvait que nous revenir
grâce aux élections générales annoncées par de Gaulle. Pour démontrer que
le message avait été bien reçu, pour réconcilier la France avec sa jeunesse,
pour amorcer un changement clair, quel moyen plus éloquent et plus
spectaculaire que celui de faire entrer à l’Assemblée nationale de jeunes
parlementaires gaullistes ? C’est bien ce que nous imaginions. Franchement,
comment aurait-il pu en être autrement ?
De Gaulle, ce de
Gaulle que certains dans les états-majors UDR avaient voulu évacuer vers la
retraite, était en situation de triomphateur. Les élections lui seraient
acquises, sans réserve. C’était bien le moment de faire preuve de courage et de
renouveler sans le moindre risque le personnel parlementaire.
Le gaullisme
serait au pouvoir pour trente ans, avait dit un jour Alain Peyrefitte, pourvu
qu’il sache éviter les bévues. En 1968, le moment de rajeunir ses cadres
politiques était idéal et faisait partie de cet arsenal de mesures pertinentes
pour conserver la confiance des électeurs. Qui, parmi l’électorat, allait
protester contre la substitution d’un vieil UDR par un jeune ?
Ce ne fut pas le
cas. Les conservateurs étaient sortis du bois et considéraient que le moment de
redonner un tour de vis supplémentaire n’était pas inopportun. La vieille règle
du sortant automatiquement reconduit fut appliquée une fois de plus. Aucun UJP
ne fut candidat ! Le Général avait glissé à la fin de l’entretien qu’il
m’avait accordé le 1er décembre :
« Vous serez député », un peu comme on évoque une évidence. Georges
Pompidou, Robert Poujade, Jacques Foccart me l’avaient annoncé à la fin des
événements de mai. A Strasbourg, où j’étais élu conseiller général, les
caciques, huit députés UDR sur huit, furent reconduits sans l’ombre d’un
problème et c’est ainsi que je me trouvais absent de la compétition des
législatives historiques de 68. Om m’avait certes proposé une suppléance. Le
président de l’UJP pouvait-il aller au combat en suppléant, derrière un de ces
vieux qu’on avait à peine aperçu pendant les événements de mai ? Image
impossible pour les militants. Renonçant stupidement à tout calcul de carrière
à moyen terme et ne voyant alors que le bout de mon nez de président de l’UJP,
j’ai refusé.
La veille de la
clôture des inscriptions, Michel Herson, responsable des élections, me
téléphona pour s’étonner de mon absence. « Vous ne pouvez pas ne pas être
de cette bataille », me dit-il samedi 8 juin vers 23h. Le lendemain
dimanche à midi, on m’annonça que le Premier ministre avait décidé de m’envoyer
à Albertville contre Fontanet, alors que je ne connaissais rien à cette
circonscription de la Savoie. A 16h., changement de programme, j’allais dans le
Jura contre Jacques Duhamel sur instructions personnelles de Georges Pompidou.
Je ne pouvais pas refuser le combat et, à contre cœur, je sautais dans ma
voiture avec deux amis pour me trouver à 11h. 50, à dix minutes de la clôture
des inscriptions, à la préfecture de Lons-le-Saunier, pour déposer ma
candidature de discipline mais aussi porter le drapeau de l’UJP.
Jacques Duhamel, leader centriste, sillonnait la France et apparaissait sur
tous les écrans de télévision ; de plus, il était remarquablement bien
implanté dans sa circonscription. Le combat était inégal et perdu d’avance
malgré ma campagne vigoureuse qui draina vers Dole des cars entiers d’UJP de
Paris, malgré le soutien amical exemplaire du bureau national, malgré la
mobilisation de tous les gaullistes du Jura réconfortés par ma présence.
Je réussis à
mettre Duhamel en ballotage ce qui le fâcha beaucoup, d’autant plus qu’au
second tour, je me retirai sur ordre de Pompidou.
Les gardes rouges de De Gaulle
L’UJP allait
s’envoler vers sa gloire éphémère, ma carrière parlementaire était sans doute
morte dans ses promesses de juin 1968. Au moment de la formation du
gouvernement à Matignon, Pierre Somveille me dit d’un ton désolé :
« Nous avons bien pensé à vous pour le gouvernement ;.. ».
Le 10 juillet,
Maurice Couve de Murville était nommé Premier ministre.
Nous continuions à
méditer les leçons de Mai et à pousser aux réformes que nous sentions
nécessaires pour la France. Une belle idée nous mobilisa en cet été 68, les
« cahiers de la participation ». Il s’agissait, dans notre esprit, de
lancer sur le mode des révolutionnaires cahiers de doléances, une vaste
opération de concertation qui aurait pour objectif de faire avancer l’idée
gaulliste de la participation. Le nouveau Premier ministre et le secrétaire
général de l’Elysée, Bernard Tricot, nous apportèrent leur soutien sans
réserve.
En quelques jours,
nous avions rédigé et fait imprimer 100 000 cahiers évoquant une dizaine
de chapitres de la vie des jeunes en France, l’université, la jeunesse et les
sports, l’emploi et la formation, la réforme de l’entreprise, la
régionalisation, la participation politique. La page de droite introduisait le
thème et posait les questions ; en face, la page de gauche était vierge
comme celle d’un cahier d’écolier et chaque interlocuteur pouvait y inscrire
ses suggestions et ses propositions.
Dans le préambule,
nous indiquions que le général de Gaulle avait lancé une « appel à tous
les Français pour qu’ils participent à l’édification de la nouvelle
société ».
L’opération eut un
retentissement réel tant auprès des jeunes à qui nos délégués diffusaient
massivement les cahiers, qu’auprès des membres du gouvernement qui souhaitèrent
s’y impliquer et s’y associer. Michel Debré, Joël Le Theule, Robert Galley,
Philippe Dechartre nous apportèrent leur concours, de même qu’à
l’UDR, Robert Poujade et Jean Charbonnel.
Le Général avait
été séduit par notre initiative tout comme il avait apprécié notre action en
mai et notre manifestation du début juin. Nous lui avions demandé audience et
Bernard Tricot me fit savoir qu’il nous recevrait en bureau national le 29
juillet à 15h. 45. J’emmenai donc à l’Elysée une délégation composée de
Jean-Paul Fasseau, Michel Desvignes, Michel Grimard et Dominique Gallet.
Je n’étais pas
capable de fanfaronner avant d’entrer dans le bureau du Général mais je
tentais, face à mes amis saisis par le trac le plus mordant, de jouer les
habitués en ravalant ma propre inquiétude. Il nous fallait, collectivement,
faire bonne figure.
Tout aussi affable
que lors de ma première entrevue, le Général me pria de m’asseoir en face de
lui, mes amis du bureau national à mes côtés. Il commença par me demander des
nouvelles de l’UJP et de son évolution.
Il s’intéressa
ensuite à chacun de mes amis en démontrant qu’il avait parfaitement étudié leur curriculum-vitae.
·
« Vous faites
du droit, dit-il à Jean-Paul Fasseau, quelle est l’atmosphère en
faculté ? »
Jean-Paul le
rassura sur le retour au calme d’une faculté qui ne s’était pas signalée par
une excitation ultra-révolutionnaire.
Michel Grimard,
lorsque vint son tour, se lança dans un discours théorique sur la réforme de
l’université attendue impatiemment par les étudiants. Son discours était un peu
embrouillé, plus par l’intense émotion qui l’étreignait que par un manque de clarté
dans ses raisonnements habituellement imparables. Malicieusement, le Général
lui demanda de poursuivre au moment le plus critique.
·
« Ah
oui ? Et quelles sont les modalités de cette réforme que l’on attend si
impatiemment ? »
Bredouillements de
Michel qui ne s’attendait pas à ce que ses propos recueillent une attention
aussi soutenue de la part de son éminent interlocuteur. Quant à nous, nous
retenions de ce questionnement qu’on ne raconte pas d’histoires au général de
Gaulle, même sur des sujets théoriques en apparence banals.
Nous lui
exprimions tous ensemble notre attachement à une véritable révolution par la
participation. « Il faut que les choses changent dans notre société, il
faut la transformer », lui disions-nous, convaincus. Le Général nous offrit
alors un extraordinaire développement historique sur le rôle de la France.
·
« Vous
comprenez, vous êtes liés à un pays pour son passé et par son avenir, vous y
êtes attachés. Ce pays c’est la France. Songez qu’il y a encore cent-cinquante
ans, la France était maîtresse du monde au temps de Napoléon. De mastodonte,
elle est devenue faible et elle a même failli disparaître en 1940. Or,
qu’est-ce que cent-cinquante ans ? Deux vies de vieillards mises bout à
bout. »
L’image nous
frappa vivement, lui-même avait alors 78 ans.
·
« Notre rôle
aujourd’hui ne peut être le même que par le passé, mais nous avons un rang à
tenir, des devoirs à respecter. La France peut occuper une place de première
importance sur le plan des idées, nous avons un message à diffuser. La transformation
de notre société, la mise en place de la participation, voilà notre
message. »
Le Général nous
parla ensuite de sa théorie de l’équilibre mondial et de la nécessité de ne pas
subir la tutelle des grands blocs ni sur le plan militaire, ni sur le plan
idéologique.
·
« Deux
colosses dominent le monde et bientôt un troisième, la Chine. Mais ces colosses
portent des blessures internes et externes, ce qui offre à la France une
possibilité de jouer un rôle dans le monde. Toute la question est de savoir si
ça vaut la peine ou non. »
A propos de la
participation, avec un peu de malice, nous lancions :
·
« Nous
n’avons pas l’impression que les parlementaires qui viennent de se faire élire
grâce à vous y croient beaucoup. Ils ont mis le mot participation sur leurs
affiches et s’en sont servi dans leurs discours, mais au fond… »
·
« C’est déjà
quelque chose s’ils l’ont mis sur leurs affiches, c’est un début, le reste
viendra. Mais il faudra les tirer… Il faut bien que la crise de Mai serve à
quelque chose. Vous avez, au fond, la participation c’est très simple, il
s’agit « de mettre les gens dans le coup ». Aujourd’hui, dans notre
civilisation mécanique, personne ne se sent plus concerné par ce qui se passe.
Prenez les ouvriers dans leur entreprise, les étudiants dans leur université,
les habitants dans leur commune ou dans leur région… le gens sont hors du coup…
La régionalisation consiste à mettre en œuvre la participation sur le
territoire de la nation et je sais que la régionalisation, ça intéresse les
Français ! »
Nous avons été
frappés par la force de cette formule simple qui, mieux que tant de discours,
expliquait clairement le projet de la société gaulliste. « Mettre les gens
dans le coup », c’était le mot d’ordre. Il pouvait s’appliquer à tous les
secteurs de la vie politique, sociale, économique. Au gouvernement de le mettre
en œuvre et notre génération de l’approfondir.
Le Général nous
dit encore quelques mots sur son projet de réforme de l’ORTF, nous informant
qu’il souhaitait faire entrer au Conseil d’administration « des jeunes de
valeur qui avaient fait leurs preuves en réalisant quelque chose dans leur
vie ».
En sortant de son
bureau, nous estimions que le Général nous avait confié quelques esquisses des
projets pour le gaullisme de demain. La participation, certes, mais ce qui nous
avait frappés, c’était cette petite phrase lourde de sens : « Il
faudra les tirer ».
Peut-être
comptait-il sur nous, à l’UJP, aiguillon et fer de lance de la majorité. Sans
songer à nous métamorphoser en gardes rouges, la confiance du Général nous
rendait euphoriques. Il pensait que nous avions notre rôle à jouer, moins
effacé qu’il n’y pouvait y paraître.
Et la révolution
restait à faire…
[1] Michel Debré, Gouverner autrement, p. 220.
[2] Témoignage de
Philippe Dechartre.
5 rue de
Solférino, 75007 Paris
01 44 18 66 77
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